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Accepter l'inacceptable

Photo du rédacteur: Maria LiberaMaria Libera




"Et je en l'ai pas sauvée."


Elle était entrée dans la vie comme d'autres avant elles : un appel, un rdv téléphonique, un soin à 4 mains ...


J'ai senti une situation compliquée, j'ai attendu patiemment le jour J pour en connaitre les détails.



Une fois passée la porte de l'espace du soin, elle y a déposée l'horreur.


Quelques larmes vites essuyés pour conter un crescendo d'épisodes inaudibles : une histoire d'abus quotidiens, dans le foyer conjugale ... tellement de la science-fiction, et pourtant banale.



J'écoute.


J'observe du coin de l'oeil le visage de ma collègue, qui se décompose incrédule et essaye de le cacher.


La "cliente" continue son récit : en s'excusant et en serrant son bébé contre elle, elle nous dévoile une série écœurante d'apercus de sa situation délicate, qui l'ont amené à ce rdv de soin.


Elle clôture avec un classique : "mais bon, à par ça, ça va ... "



Je respire.


Une pause, pour laisser résonner dans l'air l'incohérence de cette dernière phrase. La pesanteur d'une réalité trop dure à changer.



"Et qu'est-ce ce que tu aimerais que ça change dans ta vie aujourd'hui, après ce soin ?"



Son bébé pleure.


Elle a l'air démunie. Une immensité se dessine dans le silence.


"Je veux juste profiter de ce soin. Le reste c'est trop à changer. J'y arrive pas. Je veux juste m'offrir ce moment de bien."



On commence le soin.


4 mains, jamais assez. Bébé gigote, je finis par le prendre sur moi et partir me balader. Ma binôme s'occupe de la maman.


4 heures hors temps, suspendues, hors l'horreur.


Bébé dors. Maman aussi ...



Les yeux de ma collègue me questionnent, presque m'accusent ... j'entends sa question silencieuse : "qu'est-ce qu'on fait ? C'est inadmissible ! Pourquoi tu ne réagis pas ? On ne peut pas la laisser repartir comme ça !"



Oui.


Je ne la sauverai pas.


Je ne pourrai pas l'aider, sauf si elle me le demande.



Je lui dit, à cette jolie maman.


En lui rendant son bébé endormi.


Nous lui avons donné ce qu'elle a demandé. Nous avons respecté son tempo.


"Nous sommes là, quand tu le voudras. Mais nous ne pouvons pas t'aider si tu nous le permet pas".


Elle le sait, mais c'est encore prématuré. Des années déjà qu'elle subit l'inacceptable, mais elle n'est pas prête à s'en sortir.



"Il est juste mon devoir de te dire, que tout cela s'appelle de la maltraitance. Tu le sais ça ?"


Elle le sait.


Je m'arrête là.


Elle sait qu'elle peut revenir vers moi si elle le veut. Je sais que je ne pousserai pas plus loin aujourd'hui.



Elle repart.


Une meilleure mine et son bébé au sein, elle retourne vers "son destin".


Ce n'est pas mon privilège d'intervenir, je le sais.


Jusqu'au jour où elle le voudras.



Ma collègue est ravagée. "Comment c'est possible ? En 2021, en France, devant nos yeux ? Qu'est qu'on est censée faire ?"


La respecter.


C'est son choix d'y retourner.


C'est son droit.



C'est dure.


"Tu es dure" elle me reproche.



Non, ma jolie.


C'est la vie qui est parfois une dure enseignante.



Qu'est-ce que je me suis épuisée moi, à "sauver" les victimes de l'horreur ?


Qu'elles montagnes j'ai déplacé, pour les "aider"?


Combien de conseils, d'actions, de secousses, j'ai balancé dans leur vies, pour les "sortir de là" ?


Combien de fois j'ai mis ma propre vie en stand by, tout donné, jusqu'a ma propre maison, mes nuits et ma santé mentale, pour que leur situation change ?



Inutilement.


Car ça venait de moi, pas d'elles.


JE voulais les sauver.


Elles ne voulaient pas SE sauver.


Ou pas assez.



Peut-être le fond n'était pas encore touché.


Peut-être d'autres raisons.


Ce que je sais, ce qu'elles y retournaient.


Avec leur propre bourreau.


Dans cette même situation ou d'autres.


Avec ce propre schéma, et parfois pire.



Des histoires comme la sienne, j'en ai vu plein.


Même, j'en vois tout le temps.


Et ça m'arrache le cœur chaque fois.


Je lutte, contre l'envie de "tout changer".


De jouer à être Dieu.


Comme si je pouvais choisir à leur place.



Bien sûr, des fois j'ai pu faire la différence.


Des fois j'ai peut-être un peu forcé la main, et c'est ce dont cette personne avait besoin : c'était sa demande silencieuse, et ça a marché.


Mais la plupart du temps je me suis juste épuisée pour rien...


Tout le monde c'est épuisé pour retourner à la case de départ, parfois pire, et parfois même ça s'est retourné contre moi.


Alors j'ai enfin compri, et j'ai arrêté de "sauver".



C'est la chose la plus difficile que j'ai jamais fait dans ma vie : "ne pas agir".


C'est ma plus grande preuve d'amour : "respecter quand ce n'est pas mûr".


C'est mon plus dur cadeau sur demande : "mon absence".


Pour que le jour qu'elle s'en sorte pour de vrai, nulle part soit écrit que c'est Moi qui l'a sauvé : c'est Elle-même.



Et je serai là pour le témoigner, lui rappeler sa propre force, et lui rendre ce mérite.



Accepter l'inacceptable, sans Sauver.


L'apprentissage le plus dur.


Merci à toutes les personnes qui m'ont amené à cette posture, aujourd'hui tellement vitale dans mon travail au service de l'humain.



C'est ma posture pendant les accouchements, les soins rebozo, les rdv en mode "thérapeute"... où je ne me gêne pas de nommer l'innommable, mais c'est à la personne de devenir protagoniste de son histoire... car je ne peux pas "accoucher" à sa place.



C'était ma posture encore ce weekend, face à cette jolie maman victime d'elle-même.



Gratitude.


---------



Je dédie ce récit à vous toutes, chères stagiaires : vous me faites l'honneur de venir aux formations, et vous y écoutez dire que "ce n'est pas à nous de guérir les gens, où de les sauver".



Que notre rôle est juste de "tenir et protéger l'espace", pour qu'Elles puissent se guérir, se sauver elles-mêmes ... être là pour ce qu'elles demandent, pas plus.


Un équilibre pour respecter soi-même et la personne qui nous fais la confiance de venir nous voir.



Maintenant vous savez que pour moi ça peut être terriblement dur.


De la regarder repartir et goûter à ma propre impuissance, et garder cette posture.


Je fais face à ce choix cruel, et OUI ça me coûte. C'est contre ma propre nature, moi qui veut "changer le monde".



Mais aujourd'hui je suis terriblement reconnaissante pour chaque fois dans ma vie où on m'as laissé le choix : de me relever par moi-même, accoucher par moi-même ... en m'offrant uniquement l'aide que j'avais demandé. Et pas plus.



Merci pour votre confiance.


Que la route vous soit douce.



- Maria Libera

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