
Témoin de la naissance d'une mère.
Aller accompagner une naissance à la maison, pour qu'un bébé vienne au monde selon les lois de la physiologie...
Y croire et faire tout mon possible pour que ça se passe comme la famille veut.
Des fois c'est merveilleux.
Mais j'avoue, des fois, c'est une partie contre le diable.
J'y vais, les mains nue et le cœur ouvert, et devant moi une ficelle qui s'étire dans le vide...
Elle t est courte à marcher ? Ou Infinie ?
Va-t-elle se casser à l'improviste, et laisser tomber cette maman et ce bébé dans le vide, ou elle est solide ?
Parfois la présence de cet énorme abîme autour de nous devient tellement oppressant...
Des fois j'observe le fil s'effilocher sous les pieds de la maman, et je suis impuissante.
C'est son accouchement. Son corps. Son bébé. Sa destinée à elle...
des fois j'aimerai tellement être Dieu, et réinventer la situation.
Alors je peux juste l'encourager, y croire pour deux, pour trois, lui tenir la main pour qu'elle fasse un pas de plus dans la légende personnelle.
"C'est quand que c'est fini ?"
J'en sais rien ma chérie.
Tu es proche, j'ai envie de te dire.
Tellement proche de ton bébé.
Mais pas encore arrivée.
Mais qu'est ce qu'il fout ce bébé, d'ailleurs ?
Pourquoi il ne descend pas ?
J'aimerai être toi et savoir ce que tu vis, petit bébé.
Allez courage, aide ta maman un peu. C'est par là, tu vois ? Tourne la tête...
j'aimerai pouvoir te montrer comment faire.
Mais chacun sur son chemin.
Maman marche son fil, et son fils est dans le canal.
Les heures sont infinies, prisonnières d'un temps suspendu.
La nuit passe, la pièce est maintenant éclairée.
Puis, peu ou beaucoup après, la nuit revient, la journée c'est écoulée.
Personne ne sais plus qu'elle heure il est, sauf moi, qui note toutes les avancés.
Je dompte mes inquiétudes, quand le progrès est présent mais si lent, si lent ... combien de temps va-t-elle encore tenir ?
Je la vois enchaîner le labeur, courageusement, les contractions qui s'enchaînent, comme une respiration ...
A quel endroit je lui propose une pause, un pas de plus, un saut ... ou de renoncer ?
Est-t-elle au bout de ses forces vraiment, ou elle le pense seulement, et la naissance est proche ?
Le plus humble et délicat pour moi, c'est le moment d'équilibre, où je nomme l'innommable :
"tu n'as rien à démontrer à personne. Tu fais de ton mieux.
Si tu veux continuer je reste avec toi.
Si tu est à ta limite, c'est ok.
T'as le droit de demander de l'aide... on peut partir à l'hôpital. "
Un transfert.
Le spectre dans l'armoire qui hante tout projet d'enfantement à domicile, peut importe tout l'effort et l'amour qu'on y ait mis ...
Ça me brise le cœur chaque fois, sans exceptions : comme si j'envoie cette maman de tendresse, se faire potentiellement charcuter.
"Que va t'on me faire à l'hôpital?"
J'en sais trop rien, ma chérie.
Dans le meilleure des cas, t'aider avec bienveillance à faire naître ton bébé.
Dans le pire, te traiter comme un numero, te mettre dans la chaine d'assemblage, et enchaîner les interventions comme si t'étais juste un bout de chair.
"Vous aurez toujours le droit de choisir et refuser quoi que se soit, rappelez vous.
C'est votre droit légale au consentement libre et éclairé."
Mais je sais que je ment.
C'est tellement facile de faire pression sur un couple inquiet et épuisé.
Ou de justifier des gestes sous l'obligation des protocoles médicaux à respecter!
C'est souvent le domino :
Des étrangers et espaces aseptisés ...
Des fortes lumières et des séries de visites froides et professionnelles ... Des séries de numéros et de paperasse à remplir ...
Le travail s'arrête.
Alors la rupture artificielle de la poche, l'ocytocine de synthèse ... Puis épuisement, péridurale, stagnation ... Jusqu'au ventouses, ou la totale : la césarienne, car "bébé n'est pas bien positionné".
Amen.
Et nous, dehors : si loin de cette maman qu'on a chuchoté depuis 3 jours dans l'intimité de la maison.
"Vous n'avez pas le droit de rentrer"
Je pleure de colère de ne pas pouvoir être là pour l'accompagner, la rassurer.
Juste une présence familière, une continuité avec la maison.
J'aimerais être ta bulle d'intimité personnelle, que tu puisses m'emporter partout où l'on te trimballe dans cet hôpital.
C'est inhumain je me dis !
De la laisser seule avec les machines, ou des étrangers ! Pas des méchants, mais tellement habitués à en voir passer qui parfois ne font plus la différence entre une maman et l'autre.
Moi, je t'ai connu.
J'ai connu et aimé le son que tu fais lors de chaque contractions ...
Je connais et j'aime ta façon de fermer les yeux et soupirer, si discrètement ...
Je connais et j'aime la douceur de tes mains entremêlés, tes yeux somnolents, tes hanches qui dansent ...
Moi j'ai eu cette chance : d'être à tes côtés dans la pénombre de ton intimité, guetter calmement chacun de tes mouvements, ondulations, pauses et frémissement.
Là, je suis dans la rue. Si grise et pleine de gens pressés, et un million de murs et protocoles débiles qui nous séparent.
Comment te sens tu, ma chérie ? Je crois bien que t'en peux plus.
Je sens ta déception, ton incompréhension ... catapultée dans l'extérieur de ton nid, en terre inconnue. C'est si différent ce nouveau endroit, du cocon douillet que tu t'était construite, qu'on avait créé ensemble avec tant de soin.
Tu auras vécu deux accouchements en un.
Le papa navigue dedans et dehors, traité comme un visiteur presque dérangeant.
Il gère la logistique, les affaires, les milles appels de famille qui veut des nouvelles.
Sa femme est chez des inconnus chargés de sa santé.
Son bébé encore une image abstraite sur un écran d'écho, ou le tracé d'un monitoring qui bip sans arrêt.
Combien de gens sont entrés dans l'entrejambe de sa femme, avec des gestes rapides et froids, comme pour fixer le moteur d'un véhicule en arrêt ?
"Nous avons fini nos examens, le papa peut rentrer".
Mais après la césarienne, juste le droit de visite comme tout le monde : de 14h à 23h.
No comment.
Je m'en vais.
Ranger la maison laissée d'urgence, pleurer ma frustration et impuissance, devant les tasses de framboisier laissées à moitié et les fioles d'homéopathie éparpillées.
Je remonte les escaliers qu'on a marché ensemble dans le silence de la nuit.
Lentement et avec complicité, un étage à chaque pause de contractions.
Je suis réveillée depuis presque 48h, mais impossible de dormir : juste mon relâchement nerveux et pathétique après avoir tenu l'espace pour ce couple, avec confiance, je me dis inutilement...
"Je veux changer de travail.
Je mens aux gens : la naissance ne marche pas. Pourquoi je fais ça ? C'est trop impliquant de travailler comme ça !"
Ma fille gardée depuis 3 jours.
Les mails laissées sans réponse, les autres rdvs suspendus.
Ma vie en stand by à chaque accouchement qui s'enclenche, après des semaines en dormant collée à mon téléphone et sursautant à chaque message nocturne.
Demain je change de travail, promis. Je veux une vie normale, un quotidien ennuyant, cadré et pas impliquant.
Mais je sais que je ne suis pas faite pour ça non plus.
Alors je m'occupe avec la logistique, en attendant les nouvelles.
Je lui prépare des gourmandises pour son retour, en débriefant au tel avec les collègues des 3 coins du monde. Oui, je sais c'est pas ma faute. On a fait tout ce qu'on pouvait. Mais ça fait chier quand même.
Je vais manger une glace avec ma sœur, qui me ramasse à la cuillère. Elle offre et me rajoute de la Chantilly sur les deux boules coco-menthe. Merci ma sœur.
Devant elle je peux être faible, triste, et faire mon collapse émotionnel, la fatigue aidant.
J'en profite, je vis mon deuil, car je vais prendre sur moi par la suite avec le couple, pour ne pas les envahir avec mon vécu et soutenir leur processus.
"Le bébé est né, il va bien. C'est l'important, la seule chose qui compte!" tout le monde s'écrie.
Ça m'agace.
Je ne dis rien, je souris condescendante.
Il va y avoir de la casse à rattraper, visible ou invisible.
L'invisible, c'est la plus dangereuse ...
Et moi (après avoir dormi), je serai prête.
"Le bonheur te rend doux.
Les essais te rendent fort.
Les peines te rendent humain.
Les chutes te rendent humble.
La réussite te rend brillant."
Ainsi dit le proverbe.
Aujourd'hui, une fois de plus, j'apprends à vivre la chute.
À l'accepter.
La témoigner impuissante.
Et à être humble.
Texte par Maria Libera - Mme Ocytocine
- Merci de m'avoir lue.
Je dédie ce texte à toutes les personnes qui accompagnent la naissance humainement.
Et à vous, les familles qui enfantent, en marchant sur la ficelle de l'inconnu.
C'est ce qu'il y a de plus courageux. Ou de fous. Et d'apprenant.
Merci de m'inviter dans votre aventure.
Ça m'élève, parfois ça me tue, quand je tombe avec vous, mais promis...
Nous allons tous nous relever.
Avec tendresse.
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